À propos d'une aporie : l'instrumentalisation, à la fois immorale et nécessaire


Si l'on est humaniste, l'on considère l'être humain comme une fin et non comme un moyen (pour paraphraser Kant), autrement dit, l'on pense qu'il n'est pas éthique d'utiliser l'être humain comme un moyen pour arriver à ses fins, donc l'on s'oppose à tout instrumentalisme. Cela implique un grand nombre de refus. L'on refuse que l'être humain doive travailler pour survivre : si l'être humain est inconditionnellement digne, alors il mérite de bien vivre même s'il ne sert pas la société. L'on refuse toute pensée religieuse : dans notre perspective, il serait immoral que l'être humain soit l'instrument du plan de Dieu. Plus généralement, l'on refuse que l'être humain serve quoi que ce soit, qu'il s'agisse des autres, d'une institution, de l'État, de la société, de la patrie ou de Dieu. 

L'on refuse que l'Individu soit au service du Collectif. En effet, le Collectif peut être entendu en deux sens : une réalité objective qui dépasse et englobe l'Individu – ou une représentation de l'Individu. Il s'agit soi d'une réalité matérielle, soit d'une idée, mais non d'un être conscient et digne. Seul l'Individu est esprit, seul l'Individu est humain : l'Individu est celui par qui il se fait qu'il y a un Collectif, le Collectif (en tant que réalité objective et en tant qu'Idée) n'existe que par et pour l'Individu. La conscience, rappelons-le, n'est pas un objet, mais un rapport aux objets : elle ne saurait donc se définir par rien d'extérieur à elle. « Toute conscience est conscience de quelque chose » (Husserl), ce qui suppose que la conscience n'est jamais quelque chose : la conscience est toujours conscience de ce qui n'est pas elle. C'est en ce sens que, pour citer les existentialistes, l'être humain n'est rien, ce « rien » étant un rapport aux choses ne se confondant jamais avec les choses elles-mêmes.

Cependant, dès lors que l'on quitte les sommets lumineux de l'éthique pour redescendre dans les plaines marécageuses de la survie, l'on se rappelle tristement que d'un point de vue matériel, il est impossible de survivre sans instrumentaliser autrui. Dire, à l'instar des dictateurs anti-humanistes, que l'Individu n'est rien sans le Collectif, est philosophiquement faux et éthiquement scandaleux, mais – hélas ! – matériellement vrai, dans le sens où nous avons besoin des autres pour survivre. En effet, notre corps a divers besoins (manger, boire, se loger, se soigner, se protéger des agressions extérieures, etc) que nous ne pouvons pas satisfaire sans l'aide d'autrui. Thomas Hobbes écrit que l'Homme à l'état de nature, livré à lui-même, a une vie « solitaire, besogneuse, pénible, quasi animale et brève ». En effet, sans l'aide des autres, l'on satisfait difficilement ses besoins et l'on ne bénéficie pas de la sécurité de la société, ce qui place notre vie sous le signe de la précarité et de la peur. 

En d'autres termes, je suis contraint d'instrumentaliser autrui pour survivre et autrui est contraint de m'instrumentaliser pour survivre. J'instrumentalise l'agriculteur pour me nourrir, le médecin pour me soigner, le garagiste pour réparer ma voiture, etc... et réciproquement, l'agriculteur, le médecin et le garagiste m'instrumentalisent pour gagner de l'argent (et donc survivre). L'employeur instrumentalise ses employés – et inversement. Le client instrumentalise son prestataire – et vice-versa... Si l'on devenait tous des humanistes intransigeants, autrement dit si l'on refusait tous catégoriquement d'instrumentaliser autrui et d'être instrumentalisés par autrui, l'humanité disparaîtrait. Impitoyable dureté du réel : il est impossible de survivre sans déroger à l'éthique pure de l'humanisme. Il est impossible de survivre sans être immoral...

Sommes-nous ainsi condamnés à devoir choisir entre le suicide et le machiavélisme ? Dans l'absolu, oui... mais en acceptant le clair-obscur du compromis (n'est-ce pas toujours dans le clair-obscur que se trouve la vie ?), l'on peut accepter l'instrumentalisation à condition qu'elle soit consciente, consentie – et qu'elle ne dépasse pas un certain degré. En termes clairs, être honnête envers autrui en lui avouant qu'on l'instrumentalise – et réciproquement. Ne pas instrumentaliser autrui contre son gré – et inversement. Aider les autres sans devenir leur esclave et être aidé par les autres sans faire de ces derniers nos esclaves. Ces principes éthiques peuvent à nouveau paraître abstraits, mais d'après nous, ils peuvent s'incarner dans des mesures concrètes. Pour conclure cet article, nous en proposerons trois. 

1/ Le revenu universel afin que le travail ne soit plus un esclavage. 2/ Quatre heures de travail par jour (maximum), comme le préconisait le philosophe Bertrand Russell, afin que l'on subvienne réciproquement à nos besoins sans « perdre notre vie à la gagner ». De fait, les machines et la technologie peuvent permettre de réduire le temps de travail tout en produisant le nécessaire pour la survie. 3/ Un droit au suicide indolore, afin que notre vie ne soit pas instrumentalisée. Nous empêcher de disposer de notre vie, c'est le paroxysme de l'instrumentalisation : cela revient à affirmer que notre vie appartient aux autres, à la société, à Dieu ou à l'État. Ne pas pouvoir mourir sans douleur quand on le décide, c'est vivre par contrainte biologique et sociale. Or, avec un droit au suicide indolore socialement organisé, personne ne peut nous contraindre à vivre, ce qui tempère les contraintes biologiques et sociales par un fond de liberté métaphysique absolue. Instrumentaliser des moments de notre vie sur fond de vie choisie, c'est peut-être acceptable. En revanche, instrumentaliser notre vie elle-même, ce n'est pas acceptable. Voici les « prolégomènes à toute civilisation future » que nous proposons.


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