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Affichage des articles du octobre, 2021

Frankenstein, ou les devoirs éthiques des procréateurs

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Dans le célèbre roman de Mary Shelley, Frankenstein est un scientifique qui inflige la vie à un « monstre » : un être « créé » à partir de morceaux de cadavres. Après l’avoir jeté au monde, il l’abandonne – il s’en détourne par un mélange de lâcheté, de dégoût et d’effroi. Le « monstre » (au sens étymologique du mot : celui qu’on « montre » parce qu’il est différent des autres) représente en réalité un être humain confronté aux pires difficultés de la condition humaine : le délaissement, l’incompréhension, la laideur physique, le mépris, la haine, le rejet, la pauvreté, la difficulté de « gagner sa vie », le désir insatisfait, les troubles psychologiques, l’absence d’amour, l’hostilité de la Nature et des Hommes, etc. Le monstre éprouve tous les « existentiaux » du malchanceux, pour paraphraser Heidegger. Il incarne en cela la condition humaine pure, l’absurde pur, sans le secours d’autres humains. Jean-Paul Sartre écrit à juste titre : « Je ne connais qu’une Église : c’est la société

Pour en finir avec les malentendus sur la liberté

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Plus encore que le temps, la liberté me paraît tomber sous le coup du célèbre aveu d'ignorance de Saint-Augustin (que je reprends ici en remplaçant « temps » par « liberté ») : « Qu'est-ce que la liberté ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. » En effet, de tous les concepts, le plus nébuleux – pour la plupart des gens – est probablement celui de « liberté ». D'une part, la définition que nous lui donnons est souvent très vague. D'autre part, cette définition ne cesse de changer en fonction du contexte et des sujets que nous abordons. Par exemple, lorsque nous disons d'un ancien prisonnier qu'il est « libre », nous n'entendons pas la même chose par « libre » que lorsque nous affirmons, de façon générale, que « l'être humain est libre ou n'est pas libre » ou que nous devons  « lutter pour la liberté  ».  Je suis moi-même victime de ce flou définitionnel. Mes contra

La tentation sataniste

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Dans la religion chrétienne, Dieu nous impose une vision du « Bien » à laquelle nous devons nous soumettre pour ne pas être des impurs destinés à l'Enfer. Il y a de sévères commandements à respecter : travailler dur, se repentir (parce que l'on « naît coupable » en raison du péché originel), ne pas trop se faire plaisir (surtout sexuellement), faire des enfants pour transmettre le cadeau de la vie (sauf si l'on opte pour la « vie religieuse »), ne jamais se suicider (même si l'on souffre atrocement, car la souffrance est un présent que Dieu nous offre pour nous laver de nos péchés, surtout au moment de l'agonie), etc. (Je parle ici de la religion telle qu'elle est devenue, non du christianisme des origines, philosophiquement plus intéressant, dont nous parle Théophile de Giraud dans son excellent essai intitulé La grande supercherie chrétienne ). Le Diable – qui est d'abord un ange du Ciel, Lucifer (le « porteur de lumière »), avant de devenir Satan, l'

Confessions d'un écrivain nihiliste : pourquoi j'ai écrit "La mort ne porte pas de talons aiguilles"...

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Quand un jeune philosophe demanda à Cioran pourquoi il écrivait des aphorismes, ce dernier répondit : « par paresse, par frivolité, par dégoût... » ( Aveux et anathèmes ). Ce grand maître du fragment avait probablement fait siens ces célèbres vers du « Guignon » de Baudelaire : « Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, il faudrait ton courage ! Bien qu'on ait du coeur à l'ouvrage, L'Art est long et le Temps est court. » Il s'est ainsi contenté de dire l'essentiel plutôt que d'édifier des œuvres colossales et de se perdre dans mille méandres. Du mot grec « aphorismos » signifiant « délimitation, définition », l'aphorisme est simplement un énoncé bref résumant une idée, le plus souvent de façon percutante, voire poétique. Le forgeur d'aphorismes, contrairement à l'auteur de romans, n'emprunte aucun détour, mais va directement à l'essentiel. C'est pour cela, entre autres, que l'aphorisme convient mieux que le roman au lectorat p

La parabole du prisonnier qui rêvait de liberté

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Par un soir chaleureux de printemps, un vieux prisonnier, vêtu de blanc, prit la parole : « Mes chers semblables, en dépit de vos multiples différences, vous avez tous un point en commun : vous êtes prisonniers, comme moi, mais vous n'en avez pas conscience. Certes, votre prison est vaste : vous avez des écoles, des villes, des institutions, des forêts, des océans, etc... Vous vous adonnez à vos diverses activités et vous vous croyez libres. Mais vos camarades de cellule qui souffrent le martyre et qui veulent s'en aller découvrent avec effroi que l'évasion est très difficile et souvent douloureuse. C'est à la fois à cause de leur corps, qui n'est pas programmé pour s'envoler facilement loin d'ici, et à cause de vous, qui les empêchez de partir paisiblement.  Or, les milieux desquels il est difficile de s'enfuir sont toujours malsains : l'on s'enfuit difficilement d'une secte, d'une cave où l'on est enchaîné, de l'emprise d'un

Hommage au penseur Roland Jaccard : les éclaircies humanistes du nihilisme

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Le lundi 20 septembre 2021 dès l'aube, Roland Jaccard, une figure éminente de la philosophie et de la littérature, s'est donné la mort. Auteur d'une quarantaine de livres dont La Tentation nihiliste , les Que sais-je  sur la folie et sur Freud, ou encore le Manifeste pour une mort douce   (avec Michel Thévoz), il a forgé une pensée intellectuellement rigoureuse dont la clé de voûte est probablement une profonde exigence de liberté. Refus de considérer l'être humain comme une propriété de la famille, de la société, de l'État ou de Dieu. Refus de se plier à des conventions sociales arbitraires et de ne vivre que pour satisfaire un surmoi tyrannique (souvenons-nous de la formule de Pascal que Roland a fait sienne : « la vraie morale se moque de la morale »). Refus, enfin, de se considérer comme le produit de quoi que ce soit, de s'agenouiller devant quelque idole que ce soit et de ne pas jouir inlassablement de l'idée et du sentiment de sa liberté. C'est à

À propos d'une aporie : l'instrumentalisation, à la fois immorale et nécessaire

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Si l'on est humaniste, l'on considère l'être humain comme une fin et non comme un moyen (pour paraphraser Kant), autrement dit, l'on pense qu'il n'est pas éthique d'utiliser l'être humain comme un moyen pour arriver à ses fins, donc l'on s'oppose à tout instrumentalisme. Cela implique un grand nombre de refus. L'on refuse que l'être humain doive travailler pour survivre : si l'être humain est inconditionnellement digne, alors il mérite de bien vivre même s'il ne sert pas la société. L'on refuse toute pensée religieuse : dans notre perspective, il serait immoral que l'être humain soit l'instrument du plan de Dieu. Plus généralement, l'on refuse que l'être humain serve quoi que ce soit, qu'il s'agisse des autres, d'une institution, de l'État, de la société, de la patrie ou de Dieu.  L'on refuse que l'Individu soit au service du Collectif. En effet, le Collectif peut être entendu en deux se

Éloge de la sécurité : du droit de vivre dignement et de mourir dignement

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Comme nous l'indique le dictionnaire latin-français Gaffiot, « sécurité » vient du latin « securitas » qui signifie à la fois « exemption de soucis », « tranquillité de l'âme » et « quiétude devant la mort ». Le sentiment de sécurité peut donc être assimilé à ce que les philosophes antiques appellent « l'ataraxie » : l'absence de troubles. D'après Épicure, l'ataraxie est l'état que nous devons rechercher. Le véritable plaisir, à la fois durable et sans conséquences fâcheuses, ce n'est pas la jouissance orgasmique (provoquée par exemple par l'alcool, les drogues, les voitures de course ou les autres « biens matériels » de la société consumériste), mais l'absence de souffrances physiques et morales. Le véritable plaisir, en un mot, est donc la sécurité. La sécurité, d'après le dictionnaire Larousse en ligne, c'est la « situation dans laquelle l'on n'est exposé à aucun danger, à aucun risque, en particulier d'agression physique,

Nous sommes tous responsables de l'agonie de nos semblables mourants

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Lorsqu'on est vieux ou malade (que ce soit physiquement ou mentalement), l'on souffre. Notre corps ne nous appartient plus, nos organes lâchent, notre esprit déraille... nous ne parvenons plus à nous faire plaisir, à nous rendre utile, à apprendre, à être créatif, bref, à vivre. C'est une épreuve, une souffrance, voire une torture. Or, nous le savons, il existe des maladies incurables et la vieillesse a pour issue finale le néant. La mort étant inévitable, il est éthiquement scandaleux de ne pas la rendre sereine alors qu'on en a les moyens. Quand une personne demande qu'on adoucisse son trépas, ne pas accéder à sa requête est un acte cruel. De même, des milliers de personnes se suicident chaque année. Or, que l'on soit jeune ou vieux, malade ou en bonne santé, ne méritons-nous pas tous une mort douce ? Certaines personnes se suicident peut-être « à tort », « sans raisons rationnelles », mais pour que leur dignité soit respectée, il est toujours éthiquement préf

Avoir des enfants ? Seulement à trois conditions !

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Lorsqu’on veut un enfant, il est primordial de se poser au moins deux questions. 1/ Pourrai-je offrir à mon enfant les conditions d’une vie sereine et heureuse ? 2/ Serai-je capable de libérer mon enfant des grands malheurs possibles de l’existence (souffrance physique ou mentale, exclusion, pauvreté, etc) ? Dire que « tout le monde a le droit d’avoir des enfants, les pauvres comme les riches, les joyeux comme les dépressifs, etc », c’est se placer du point de vue des parents et non des enfants, alors que ce sont ces derniers qui sont les premiers concernés par la procréation : c’est à eux que l’on impose la vie. Les parents sont les « sujets », les enfants sont les « objets », comme en témoigne l’expression « avoir des enfants ». (Or, normalement, l’on « a » un objet », mais l’on n’« a » pas un être humain). Mais si l’on se place du point de vue de l’enfant, les perspectives changent : un enfant mis au monde par des parents irresponsables, qui ne savent ni lui apporter du bonheur ni l

Ni Pro-Vie, ni Pro-Mort, mais Pro-Choix

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Être Pro-Vie, c'est empêcher les autres de mourir sans douleur, les forcer à vivre même s'ils ne le veulent plus, même s'ils souffrent atrocement. Être Pro-Mort, c'est inciter les autres au suicide, les empêcher de bien vivre, les délaisser, voire les tuer ou les laisser mourir alors qu'ils veulent vivre. Être Pro-Choix, c'est n'être ni Pro-Vie ni Pro-Mort : n'imposer aux autres ni la Vie ni la Mort, n'exercer sur eux aucune pression... mais leur laisser le choix, respecter leur liberté. Leur offrir toutes les cartes en main possibles pour bien vivre – tout en leur donnant aussi les moyens de bien mourir. Agir « par choix », c'est « ne pas agir par contrainte ». Faire quelque chose par peur des conséquences si on ne le fait pas, c'est le faire par contrainte. Par exemple, vivre par choix, ce n'est pas vivre par peur de mourir, mais vivre parce que l'on juge qu'il est rationnel pour nous de vivre, et mourir par choix, ce n'est