Confessions d'un écrivain nihiliste : pourquoi j'ai écrit "La mort ne porte pas de talons aiguilles"...



Quand un jeune philosophe demanda à Cioran pourquoi il écrivait des aphorismes, ce dernier répondit : « par paresse, par frivolité, par dégoût... » (Aveux et anathèmes). Ce grand maître du fragment avait probablement fait siens ces célèbres vers du « Guignon » de Baudelaire :

« Pour soulever un poids si lourd,

Sisyphe, il faudrait ton courage !

Bien qu'on ait du coeur à l'ouvrage,

L'Art est long et le Temps est court. »

Il s'est ainsi contenté de dire l'essentiel plutôt que d'édifier des œuvres colossales et de se perdre dans mille méandres.

Du mot grec « aphorismos » signifiant « délimitation, définition », l'aphorisme est simplement un énoncé bref résumant une idée, le plus souvent de façon percutante, voire poétique. Le forgeur d'aphorismes, contrairement à l'auteur de romans, n'emprunte aucun détour, mais va directement à l'essentiel. C'est pour cela, entre autres, que l'aphorisme convient mieux que le roman au lectorat pressé du XXIème siècle qui se détourne avec dégoût de tout ce qui n'apporte pas de satisfaction immédiate. Dans une époque où tout doit aller vite, l'aphorisme est peut-être la seule forme littéraire qui survivra !

Mais trêve de préliminaires, il est temps de parler de moi. Comme certains d'entre vous le savent peut-être, la maison d'édition belge Cactus Inébranlable, spécialisée dans l'anticonformisme malvenu, m'a fait l'honneur de publier mon recueil d'aphorismes intitulé La mort ne porte pas de talons aiguilles. Fidèle au mot d'ordre de Cioran selon lequel « on ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu'on n'oserait confier à personne » (De l'inconvénient d'être né), ma priorité absolue fut le cynisme : ne croire en rien et faire violence à la morale sociale en vigueur.

Cela m'a même amené à dire des choses que je ne pensais pas : j'ai proclamé la mort de l'Homme, j'ai craché sur la femme, j'ai encensé la malveillance et la perversité, j'ai donné raison aux démons de la dépression, j'ai encouragé au suicide... Pourquoi tant de bassesse et de scélératesse, me demanderez-vous ? Peut-être penserez-vous que je suis moi-même malveillant et dépressif. J'ai sans doute des côtés obscurs, certes, mais ce ne sont pas eux qui m'ont poussé à commettre tous ces aphorismes indigestes. En fait, au-delà des aspects cathartiques évidents, je les ai surtout écrits pour « dire tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas » afin de braquer les projecteurs sur des pensées malsaines et inavouées de l'humanité (tout en laissant au lecteur le soin de déconstruire ces pensées). La provocation, pour moi, c'est avant tout l'art de réveiller la raison. La morale sociale, en nous interdisant de dire nos mauvaises pensées, nous empêche également de soumettre celles-ci à l'examen d'autrui et à la réfutation. À l'inverse, la libre expression cynique ouvre le dialogue et permet ainsi de démonter les sophismes et les préjugés. Tandis que la morale sociale pudibonde protège les croyances immorales en les claustrant dans le château fort du non-dit, la parole cynique les expose à la lumière de la raison qui les calcine et les réduit en cendres tels des vampires au soleil.

Mais rassurez-vous, mon cynisme ne s'est pas contenté de collectionner des sottises socialement tues et souterrainement partagées. Je suis un cynique humaniste – ce qui me condamne à être incompris par la plupart des cyniques (qui raillent les humanistes) et des humanistes (qui détestent les cyniques), mais heureusement pour moi, j'aime la solitude... La majorité des aphorismes de mon recueil s'inscrivent dans mes trois grands combats que l'écrivain Théophile de Giraud a bien identifiés dans sa préface : l'antinatalisme (ne pas jeter de nouveaux malheureux dans cet abattoir), le revenu universel (ne pas imposer de travailler péniblement à quelqu'un qui n'a pas demandé à vivre) et le droit inconditionnel au suicide paisible (ne pas forcer à vivre quelqu'un qui ne le désire pas en l'empêchant de partir sans douleur). Ces thèses, profondément humanistes, n'en sont pas moins cyniques, car elles ne sont pas acceptées par la morale sociale en vigueur. En effet, celle-ci adule la procréation (ce qui culpabilise ceux qui ne veulent pas d'enfants), érige le travail en valeur morale (ce qui culpabilise les « assistés » et autres fainéants irrévérencieux) et condamne sévèrement le suicide (ce qui culpabilise les personnes qui désirent mourir).

Plus encore que l'expression et la déconstruction d'idées délinquantes, ma raison principale d'écrire ce livre fut la suivante : rendre à l'Homme son grand H – ou plutôt, sa grande Hache, pour l'aider à briser les idoles (travail, famille, patrie, vie...) qu'une civilisation archaïque le contraignait à vénérer. L'Homme ne doit s'agenouiller devant aucun autre Homme ni devant aucune entité. Hélas, la remajusculation de l'Homme passe par une émajusculation de la vie : si l'Homme, comme le proclame la philosophie nihiliste, est la seule source des valeurs et donc la valeur suprême, alors il ne doit pas être soumis à la vie, mais à l'inverse disposer de celle-ci. Ce n'est pas l'Homme qui doit être au service de la biologie et de la société, mais la biologie et la société qu'on doit mettre au service de l'Homme. Dieu est un vampire qui, tantôt dans sa forme religieuse originelle, tantôt sous le masque de l'État, de la Société, de la Patrie, de la Famille ou de la Vie elle-même, ne cesse de venir mordre l'Homme pour lui inoculer le poison d'une culpabilité injustifiée et l'émajusculer (c'est à dire lui ôter sa souveraineté ontologique et morale) en le soumettant à quelque chose de non humain (que ce soit le travail, la patrie, la biologie ou autre). Je considère l'Histoire de la grande littérature comme celle des Hommes qui n'auront cessé d'attaquer et d'affaiblir cet infâme vampire. Tel est mon acte de foi : croire que ce n'est pas en vain que je le combats... croire qu'un jour, l'humanité en sera libérée.


La mort ne porte pas de talons aiguilles

Préface de Théophile de Giraud

Couverture de Frédérique Longrée

Disponible chez Cactus Inébranlable : https://cactusinebranlableeditions.com/produit/la-mort-ne-porte-pas-de-talons-aiguilles/

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