Hommage au penseur Roland Jaccard : les éclaircies humanistes du nihilisme


Le lundi 20 septembre 2021 dès l'aube, Roland Jaccard, une figure éminente de la philosophie et de la littérature, s'est donné la mort. Auteur d'une quarantaine de livres dont La Tentation nihiliste, les Que sais-je sur la folie et sur Freud, ou encore le Manifeste pour une mort douce  (avec Michel Thévoz), il a forgé une pensée intellectuellement rigoureuse dont la clé de voûte est probablement une profonde exigence de liberté. Refus de considérer l'être humain comme une propriété de la famille, de la société, de l'État ou de Dieu. Refus de se plier à des conventions sociales arbitraires et de ne vivre que pour satisfaire un surmoi tyrannique (souvenons-nous de la formule de Pascal que Roland a fait sienne : « la vraie morale se moque de la morale »). Refus, enfin, de se considérer comme le produit de quoi que ce soit, de s'agenouiller devant quelque idole que ce soit et de ne pas jouir inlassablement de l'idée et du sentiment de sa liberté.

C'est à l'intellectuel que je souhaite ici rendre hommage. Pour cela, je vais tâcher d'exposer les trois grands points qui me paraissent être les piliers de sa pensée. Tout d'abord, le vrai humanisme est un nihilisme (et inversement). Le nihilisme, c'est la théorie selon laquelle rien n'a de valeur en soi. Toutes les valeurs que nous idolâtrons, y compris (et surtout !) la vie elle-même, n'ont d'autre valeur que celle que nous daignons leur accorder. Comprendre cela, c'est refuser de sacrifier la dignité humaine à des idoles, de soumettre l'être humain à de prétendues « valeurs supérieures » : si seul l'être humain est la source des valeurs, alors aucune valeur n'est au-dessus de lui et ne mérite de sacrifice ; l'être humain, en tant que transcendance absolue, est la valeur suprême. Du nihilisme découle que l'être humain ne mérite d'être sacrifié ni au travail, ni à la famille, ni à la collectivité, ni à Dieu, ni à la patrie, ni à la vie... Merci, Roland Jaccard, d'avoir mieux que Nietzsche dé(cons)truit ces idoles au marteau. Car lorsque les idoles sont déconstruites, il ne reste plus que la liberté.

Ensuite, la procréation, dans notre monde cruel, est l'acte le plus immoral de tous. De quel droit infliger la vie et toutes ses contraintes à quelqu'un qui n'a rien demandé et qui reposait paisiblement dans le néant ? À cette question, beaucoup de gens se contenteraient de répondre que la vie a aussi ses joies. Peut-être, mais ce que Roland a formidablement compris, à l'instar de Cioran et de Théophile de Giraud, c'est que dans un monde aussi injuste et brutal, les joies ne font pas le poids face aux souffrances. Que valent les réjouissances intellectuelles face au harcèlement scolaire et aux inégalités sociales ? Que vaut la joie d'une marche en forêt face à trente-cinq heures de souffrance au travail ? Que vaut un orgasme face à une torture ? Certes, quitte à être nés, autant tirer de la vie un maximum de joie avant de mourir... Mais abstenons-nous de jeter de nouveaux malheureux dans cet abattoir : tel est le premier principe du vrai humanisme (et - au passage -  du vrai écologisme, la Nature souffrant de la présence de l'être humain). Beaucoup de gens ne retiendront de Roland Jaccard que ses côtés obscurs. Mais le Roland-intellectuel donne la solution pour remédier à tous les problèmes que le Roland-homme a pu poser : l'antinatalisme, le refus de perpétuer l'espèce. En effet, ne pas procréer, c'est ne pas prendre le risque de mettre au monde un raciste, un pédophile, un scélérat... ce qui est éthiquement louable.

Enfin, pour que la vie soit vraiment un choix personnel et non une contrainte sociale, il convient de pouvoir en prendre congé sereinement quand on le décide. D'où la nécessité éthique d'un droit inconditionnel à l'euthanasie et au suicide assisté. Plus encore : l'on devrait tous pouvoir disposer de médicaments létaux afin d'être en mesure de se tuer sans douleur quand on le décide. C'est ce que l'humaniste malgré lui affirme dans son Manifeste pour une mort douce : sans son goût de liberté, la vie est pire que la mort. En bon lecteur de Cioran, Roland avait compris que l'idée de liberté était inséparable avec l'idée de suicide. Le poète Sterling, à sa manière, l'avait bien résumé en écrivant : « une prison devient une maison quand vous avez la clé ». En effet, si l'on ne peut pas sortir facilement de la vie quand on veut, alors la vie est une prison. La vie ne peut donc devenir une maison que si l'on peut en sortir facilement quand on veut, autrement dit, se suicider sans douleur. Cette idée de suicide indolore, chère à Roland, n'était pour ses détracteurs qu'une lubie intellectuelle, une velléité d'un nihilisme de salon sans incidence concrète. Mais le philosophe a définitivement réduit au silence tous ces médisants (qui se moquaient d'un nihiliste pour fuir leur peur du néant) en passant à l'acte à l'aube du 20 septembre, prouvant ainsi que l'on peut, selon les mots d'André Comte-Sponville, « penser sa vie et vivre sa pensée ». Sans doute n'appréciait-il pas les diverses contraintes que la vieillesse lui imposait. Il a profité du « banquet de la vie » autant qu'il le pouvait (et le voulait) et s'est retiré du jeu quand il l'a décidé. Il n'a pas vécu « par politesse », pour satisfaire une morale sociale absurde (et tourner, comme on dit populairement, dans « la roue du hamster »), mais par choix personnel, non par devoir mais par envie. Sa vie est ainsi l'emblème d'une liberté absolue que toute civilisation digne de ce nom devrait permettre pour sauver la dignité humaine. Ce n'est pas la conscience que l'on doit soumettre à la vie, mais la vie que l'on doit soumettre à la conscience : tel est le message fort, d'après moi, du nihilisme. Merci, Roland Jaccard, de nous libérer de tous les fantômes de Dieu et de nous inviter à conquérir notre liberté (ou plus précisément, à faire usage de notre libre-arbitre pour conquérir notre liberté concrète). J'espère vivement que l'Humanité méditera ton œuvre et suivra ton exemple.

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