La tentation sataniste


Dans la religion chrétienne, Dieu nous impose une vision du « Bien » à laquelle nous devons nous soumettre pour ne pas être des impurs destinés à l'Enfer. Il y a de sévères commandements à respecter : travailler dur, se repentir (parce que l'on « naît coupable » en raison du péché originel), ne pas trop se faire plaisir (surtout sexuellement), faire des enfants pour transmettre le cadeau de la vie (sauf si l'on opte pour la « vie religieuse »), ne jamais se suicider (même si l'on souffre atrocement, car la souffrance est un présent que Dieu nous offre pour nous laver de nos péchés, surtout au moment de l'agonie), etc. (Je parle ici de la religion telle qu'elle est devenue, non du christianisme des origines, philosophiquement plus intéressant, dont nous parle Théophile de Giraud dans son excellent essai intitulé La grande supercherie chrétienne).

Le Diable – qui est d'abord un ange du Ciel, Lucifer (le « porteur de lumière »), avant de devenir Satan, l'ange déchu, l'ange des Enfers, parce qu'il a désobéi au Tout-Puissant – a refusé de se soumettre aux commandements de Dieu. De ce point de vue, il est un magnifique archétype du philosophe des Lumières qui ose penser par lui-même et refuser les dogmes qu'on lui impose. Cependant, contrairement à ce que j'ai longtemps cru, Satan n'est pas un philosophe des Lumières, car il reste enfermé dans la structure de pensée religieuse. De même, les « satanistes », au sens métaphorique du terme, qui ne pensent et n'agissent que par opposition à une vision du monde, restent enfermés dans la structure de cette vision du monde. Dans ces situations, la désobéissance n'est pas seulement un moyen (par exemple, se libérer d'une vision du monde pour en choisir une autre, ou transgresser un ordre parce que l'on juge celui-ci injuste), mais une fin en soi. Satan agit dans le but de désobéir aux commandements de Dieu, ce qui préserve la réalité et la solidité de ces commandements (car il agit toujours en fonction de ces derniers). De même, désobéir à une vision du monde dans le but de lui désobéir préserve la réalité et la solidité de cette vision du monde (car l'on agit toujours en fonction de cette vision du monde). La désobéissance, lorsqu'elle n'est pas un simple moyen de libération, mais une fin en soi, n'est qu'une obéissance inversée.

Relisons par exemple Le paradis perdu de John Milton. Cette épopée lyrique relate la chute de Lucifer, les combats grandioses entre Dieu et Satan – et le péché originel. Le Satan Miltonien m'a toujours fasciné, car il fait montre d'une intelligence, d'une résolution et d'un courage éblouissants dans sa révolte contre Dieu. Mais ce que je n'avais pas compris, c'est que sa révolte n'en était pas vraiment une. Il se trahit presque ostensiblement lorsqu'il affirme ceci : « Faire le bien ne sera jamais notre tâche ; faire toujours le mal sera notre seul délice, comme étant le contraire de la haute volonté de celui auquel nous résistons. » Cette affirmation, qui peut être considérée comme une parfaite définition du satanisme, montre que Satan choisit en fait – d'une façon tordue – de rester soumis à Dieu par une inconditionnelle obéissance inversée (d'où le symbole de la croix renversée). Satan agit toujours pour faire le contraire de ce que Dieu veut, comme un adolescent qui agit toujours en vue de contrarier ses parents (ce qui a néanmoins le mérite de faire regretter aux parents d'avoir commis le crime de procréation). Mais vouloir « par principe » faire le contraire de ce qu'exige un commandement, c'est toujours accorder de l'importance à ce commandement, car celui-ci oriente toujours notre vie. (Dans le cas contraire, je ne transgresserais le commandement que parce que je n'y souscris pas, non dans le but de le transgresser). Vouloir faire le contraire pour faire le contraire, c'est encore être esclave. Lorsque nous agissons par opposition à ce qu'ordonne un principe (ou une personne), alors ce principe (ou cette personne) guide encore nos actes. Satan n'est autre que l'allégorie de la transgression autotélique (la transgression pour la transgression).

Certes, Satan affirme sa liberté à sa manière, en ne faisant pas le Bien, comme le voudrait Dieu, mais le Mal. Il représente en cela une force d'opposition qui dérange l'ordre dictatorial du Ciel. Cependant, Dieu est encore plus diabolique que le Diable ! Car il parvient à utiliser la révolte de Satan comme un moyen de renforcer l'ordre divin. Satan, par son infinie noirceur, fait ressortir la blancheur immaculée de Dieu. Par sa méchanceté et par sa souffrance, il donne encore plus envie au croyant de s'accrocher à Dieu pour ne pas déchoir dans l'abîme du satanisme. Mais surtout, Satan lui-même, sans s'en rendre compte, proclame la vérité, l'absoluité et l'éternité des commandements divins. En effet, il définit lui-même les commandements divins comme « le Bien » - et ses propres transgressions comme « le Mal » ! Il se pose donc lui-même comme le méchant de l'histoire – et pose ses valeurs comme de mauvaises valeurs. Considérer que l'on fait le mal en désobéissant à Dieu, c'est supposer que Dieu est bon. Plus encore : croire que le mal qu'on fait perturbe l'ordre du monde, c'est supposer qu'il existe un ordre du monde bon. (Au vu de l'océan de malveillance, d'injustices et de souffrances qui règne ici-bas, ne serait-ce pas plutôt en étant bon que l'on défie l'ordre du monde ?). Baudelaire, par exemple, était tout à fait sataniste (comme le montre bien Sartre dans son essai éponyme sur le poète). En semant les « Fleurs du mal », il pose en même temps la vérité du bien divin qu'il transgresse (car sans la vérité de ce bien divin, ces fleurs ne seraient plus des Fleurs du « mal »). S'il n'y a pas de bien divin, il n'y a plus rien non plus à transgresser, donc le plaisir pervers de la transgression disparaît... Cependant, Baudelaire ne remet pas en question l'existence de ce bien divin. Baudelaire n'est pas un philosophe des Lumières...

Mais le satanisme n'est pas qu'une idéologie religieuse. C'est aussi une structure de pensée et d'action que l'on retrouve, sous différentes formes, chez beaucoup de marginaux et de personnes en désaccord avec un groupe (que celui-ci soit leur famille, la société et/ou l'État). En oubliant Dieu, le Diable et la religion, le Satanisme est un mode de vie qui consiste à penser et à agir dans le but de s'opposer à tels ou tels impératifs d'une personne ou d'une entité (groupe, institution, etc). Redisons-le : dans le satanisme, la transgression n'est pas un moyen, mais le but lui-même. Si l'on déteste sa famille, sa société et/ou son État, le Satanisme est ainsi une forte tentation : la haine nous invite toujours à vouloir transgresser la volonté de ceux qu'on déteste. Mais tel est le piège diabolique (ou plutôt divin !) du satanisme : on se soumet à nos oppresseurs en croyant s'en libérer ! Notre désobéissance, comme celle de Satan, n'est qu'une obéissance inversée (les interdits de nos oppresseurs guident toujours nos actes). De plus, en devenant méchant et souffrant comme Satan, on sert à prouver, par contraste, la bonté et la sanité de nos oppresseurs.

Le Satanisme a donc pour fonction d'offrir des « modèles de déviance » autodestructeurs aux contestataires afin que ces derniers se mettent eux-mêmes à l'écart (et/ou justifient par leur dangerosité qu'on les mette à l'écart) et que l'ordre établi soit sauvé, voire renforcé. (J'emprunte ici le concept de « modèle de déviance » à Devereux). Comme le notent Roland Jaccard et Michel Thévoz à propos du suicide : « En le diabolisant, on le désigne aux rebelles potentiels comme la voie royale du refus. Les adolescents en rupture de ban se droguent ou se suicident, et l'État se renforce ! » (Manifeste pour une mort douce). Ils ajoutent : « La collectivité s'assure contre ceux qui pourraient menacer son équilibre en leur suggérant implicitement une conduite manifestement réfractaire, mais qui ne soit dangereuse que pour eux-mêmes. Effectivement, parmi les modèles de déviance de la société de consommation, il y a principalement la toxicomanie et le suicide. » Ainsi, le sataniste qui croit lutter contre sa société (en prônant le suicide, la drogue, la scarification, le crime, etc, dans le but de transgresser les interdits sociaux) ne fait qu'adopter un modèle de déviance autodestructeur que celle-ci lui suggère implicitement.

Donnons quelques exemples concrets de satanismes. L'idéologie Pro-Mort ou Pro-Suicide, selon laquelle nous aurions le devoir moral de nous suicider (de préférence le plus jeune possible et dans la douleur), n'est que le satanisme de l'idéologie Pro-Vie. En effet, l'idéologie Pro-Vie nous ordonne de vivre, l'idéologie Pro-Mort nous ordonne le contraire dans le but de transgresser le commandement Pro-Vie. (Être Pro-Mort, c'est encore être soumis à l'idéologie Pro-Vie ; seuls les Pro-Choix, qui défendent le droit inconditionnel de pouvoir se tuer sans douleur (contre le diktat Pro-Vie) sans faire du suicide un devoir (contre le diktat Pro-Mort), s'en sont véritablement libérés). L'idéologie intégriste des islamistes n'est que le satanisme d'une France raciste et colonialiste. L'idéologie des anti-blancs n'est que le satanisme des anti-noirs. Le féminisme différentialiste (selon lequel la femme est supérieure à l'homme) n'est que le satanisme du machisme ; le féminisme différentialiste n'est qu'un machisme inversé ; seul le féminisme existentialiste, affirmant que l'homme et la femme sont égaux en dignité, libère de la structure de pensée machiste. (Il n'y a ni « valeurs masculines » ni « valeurs féminines » : il n'y a que des valeurs humaines). Le Nietzschéisme, affirmant que le monde est par essence un chaos, n'est que le satanisme du Classicisme qui postule que le monde est par essence un ordre mathématique. (La vérité, c'est qu'on n'en sait rien : au-delà de la luxuriance du sensible et des constructions scientifiques portant sur le réel qui nous apparaît, le « réel en soi » est inaccessible, comme l'a montré Kant). Etc. Des adolescents « gothiques » qui se suicident d'une manière « glauque » vont donner une image diabolique du suicide, ce qui servira la cause des Pro-Life (qui condamnent moralement le suicide et veulent que l'euthanasie et le suicide assisté soient interdits). Des Arabes musulmans qui crachent sur « la France » et commettent des attentats permettront au pouvoir en place de faire de « l'Arabe musulman » son bouc émissaire. Plus trivialement encore : à l'école, des « cancres » désobéissant systématiquement au professeur et harcelant leurs camarades fourniront un argument de poids en faveur d'une éducation répressive. Même schéma pour des enfants désobéissant systématiquement à leurs parents. Dans tous les cas, la noirceur des satanistes ne sert qu'à faire ressortir la prétendue blancheur du pouvoir.

Pour conclure, la tentation sataniste est émotionnellement compréhensible, mais désapprouvée par la raison. Le contestataire doit repousser cette tentation s'il ne veut pas se soumettre malgré lui au pouvoir qui l'enserre. Ne soyons pas réactifs, mais actifs : ne passons pas notre vie à cracher sur des règles existantes, mais détachons-nous de celles-ci et inventons nos propres règles. Pensons ce qui nous paraît vrai et faisons ce qui nous paraît juste, indépendamment des impératifs et des interdits en vigueur. Au lieu de penser et d'agir en fonction de principes qui nous rendent malheureux (que ce soit par l'obéissance traditionnelle et/ou inversée), déconstruisons ces principes afin d'édifier notre existence sur les bases d'une autre vision du monde. Penser par soi-même, ce n'est pas construire sa pensée par opposition à une autre, mais la construire par le travail de sa raison. (Dans cette perspective, le fait que notre pensée s'oppose à une autre sera un fait contingent : le but de notre pensée n'aura pas été de s'opposer à une autre, mais seulement d'être vraie, d'être « rationnelle »). « Faire ses propres choix », ce n'est pas agir pour désobéir à tel ou tel principe, mais agir en fonction de notre éthique.

Ne pas nuire à autrui, être bon envers les vivants qui nous entourent et oeuvrer pour un monde plus juste : ces modestes principes éthiques ne suffisent-ils pas, sans qu'on ait besoin d'obéir ou de désobéir à mille autres commandements ? Je vous laisse en juger, chers lecteurs.

Quoi qu'il en soit, le satanisme n'est pas une libération, mais une nouvelle chaîne, peut-être encore pire que celle du conformisme. Renonçons à cette tentation et devenons philosophes. Lucifer est devenu Satan... puis Satan est devenu Noncris.



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