Pour en finir avec les malentendus sur la liberté


Plus encore que le temps, la liberté me paraît tomber sous le coup du célèbre aveu d'ignorance de Saint-Augustin (que je reprends ici en remplaçant « temps » par « liberté ») : « Qu'est-ce que la liberté ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. » En effet, de tous les concepts, le plus nébuleux – pour la plupart des gens – est probablement celui de « liberté ». D'une part, la définition que nous lui donnons est souvent très vague. D'autre part, cette définition ne cesse de changer en fonction du contexte et des sujets que nous abordons. Par exemple, lorsque nous disons d'un ancien prisonnier qu'il est « libre », nous n'entendons pas la même chose par « libre » que lorsque nous affirmons, de façon générale, que « l'être humain est libre ou n'est pas libre » ou que nous devons « lutter pour la liberté ». 

Je suis moi-même victime de ce flou définitionnel. Mes contradictions en témoignent : j'adhère volontiers à la célèbre phrase de Sartre selon laquelle « L'Homme est condamné à être libre » (L'existentialisme est un humanisme), mais je souscris également à l'aphorisme de Cioran qui définit la liberté comme le « sophisme des bien portants » (Syllogismes de l'amertume). Comment peut-on à la fois penser que l'Homme est libre et que la liberté est une illusion (ou un idéal difficilement atteignable que nous prenons trop souvent à tort pour un acquis) ? Tout simplement en n'accordant pas le même sens au mot « liberté » dans les différents cas.

La liberté a fondamentalement trois sens. Au sens concret ou physique (premier sens), c'est la possibilité matérielle de faire quelque chose. Au sens social et juridique (deuxième sens), c'est le fait d'avoir le droit de faire quelque chose (droit qui m'est accordé ou refusé par les autres, donc qui dépend des autres). Notons que ces deux libertés sont déjà strictement différentes : je peux être concrètement libre de faire quelque chose et pas socialement, ou à l'inverse socialement libre, mais pas concrètement. (Par exemple, je peux tuer mon voisin, mais je n'en ai pas le droit – et j'ai le droit de m'envoler comme un oiseau, mais je ne peux pas). Le seul point commun de ces deux définitions, c'est qu'elles posent le terme de « liberté » comme un synonyme de « possibilité » (matérielle ou sociale).

Enfin, au sens philosophique (troisième sens), la liberté est simplement le fait de faire des choix – autrement dit, le fait que nos actes (pensées y compris) ne soient pas mécaniquement produits par des causes extérieures à nous : c'est ce que l'on appelle aussi le libre arbitre. Une pierre qui tombe ne choisit pas de tomber : elle tombe à cause de la gravité, elle ne peut pas ne pas tomber. Mais quand je fais telle ou telle chose, est-ce que je choisis de la faire ou est-ce que je la fais à cause d'autre chose ? Telle est la question qui oppose partisans du libre arbitre et déterministes (qui nient l'existence de ce dernier et pensent que tout est déterminé, c'est-à-dire mécaniquement produit par des causes). Cette liberté peut être qualifiée de métaphysique et métasociale, car elle implique que nos choix ne soient pas de simples effets de causes physiques et/ou sociales.

Je défendrai ici l'idée que l'Homme est libre (dans le cas contraire, il serait vain que je me donne la peine de philosopher puisque mes réflexions ne seraient que le produit de mon milieu physique et/ou social, ce qui leur accorderait le statut de simples symptômes et non de vérités). Mais la liberté ne doit être confondue ni avec le pouvoir ni avec la lucidité ! C'est cette confusion qui transforme souvent les débats sur la liberté en « dialogues de sourds ». Être libre n'implique ni de pouvoir faire ce que l'on veut ni de toujours savoir pourquoi l'on fait tel ou tel choix. La liberté n'exclut ni l'impuissance ni le fait d'être « manipulé », influencé par des données biologiques et/ou sociales, parfois (et souvent) à son insu. Si la thèse spinoziste selon laquelle (je cite en substance) « les Hommes se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs actions, mais ignorent les causes qui les déterminent » nous parle tant, c'est parce qu'elle renvoie à quelque chose de vrai. Mais Spinoza opère trois confusions, tout d'abord entre liberté et lucidité, ensuite entre cause et influence, enfin entre cause et contrainte. La liberté, c'est seulement le fait de faire des choix, tandis que la lucidité, c'est le fait de savoir pourquoi on fait ces choix. Une cause produit mécaniquement un effet (comme la gravité qui fait tomber les corps par terre), tandis qu'une influence, c'est une action que quelque chose ou quelqu'un exerce sur nous, sans que cette action provoque mécaniquement en nous quelque chose (par exemple nos hormones qui nous travaillent ou un pervers qui nous manipule). Une influence, c'est une pression qui s'exerce sur nous : aussi forte que soit cette pression, et qu'on ait conscience ou non de l'origine de cette pression, on peut toujours ne pas y céder. Une contrainte, c'est simplement une forte influence. 

Il est vrai, comme veut le dire Spinoza, que je peux croire vouloir quelque chose « pour des raisons rationnelles » alors que je suis « manipulé » (par mon corps, par autrui, par la société, etc). Je peux croire aimer quelqu'un alors que je n'ai pour cette personne qu'un désir sexuel (et suis donc manipulé par mes hormones). Je peux croire que je veux me procurer un objet X de marque par désir d'originalité et désir du bien effectif que l'objet m'apportera alors que je suis manipulé par la publicité comme le plus grand nombre et que cet objet, en réalité, ne m'apportera rien. Etc. Mais dans ces situations-là, c'est quand même moi qui choisis : je choisis de me dire que j'aime telle personne alors qu'en fait je suis manipulé par mes hormones, je choisis d'acheter tel objet X en me disant que je désire l'originalité et les bienfaits de l'objet alors qu'en fait je suis manipulé par la publicité. L'on peut faire des choix sans être conscient des influences (et/ou contraintes) qui nous poussent à agir et des conséquences de nos actes. Par exemple, si, au moment de faire le mal, je croyais sincèrement faire le bien, alors en me jugeant comme « mauvais », je ne fais que projeter ma lucidité d'aujourd'hui sur mon irréflexion d'hier. Mais même sous une influence dont j'ignore la vraie nature, c'est moi qui choisis, que mes choix soient éclairés ou non, forcés ou non.

Le libre arbitre n'exclut ni l'ignorance ni la contrainte physique et/ou sociale. Plus encore : comme le dit Sartre, « il n'y a de liberté qu'en situation », or une situation englobe toujours un ensemble de contraintes. Nous sommes souvent impuissants et ignorants des facteurs qui influencent nos actes. D'où l'intérêt de la biologie, des sciences physiques et de la sociologie : ces sciences nous aident à connaître les faits qui nous influencent et/ou nous contraignent – et ainsi à se distancier de ces faits, voire à les changer (par la médecine, la politique, le militantisme, etc). Mais entreprendre un tel travail scientifique suppose le libre arbitre, ce qui montre que les sciences physiques et la sociologie ne nous rendent pas plus libres (nous le sommes déjà), mais plus lucides et plus puissants. Cioran a raison de souligner que lorsque nous sommes bien portants, nous pouvons facilement avoir l'illusion que nous sommes tout-puissants et omniscients, tandis que la maladie nous révèle notre fragilité et notre ignorance. Mais Sartre a raison de dire qu'en dépit des réalités physiques et sociales qui nous dépassent, nous influencent et nous contraignent (mais que les sciences physiques et la sociologie permettent de mieux connaître, de mieux maîtriser et de changer), nous sommes « condamnés à être libres ». Nous ne pouvons pas ne pas choisir et nous choisissons la valeur que nous donnons à la réalité. Notre corps est certes soumis à des lois mécaniques, mais notre esprit choisit le sens et la valeur qu'il donne au donné physique (faisant du même coup de ce donné une construction de la conscience).

Nous sommes des libertés en acte. Tâchons donc de devenir plus lucides et plus puissants pour que les réalités qui nous influencent et nous contraignent deviennent connues et maîtrisables. C'est parce que nous sommes libres que nous pouvons essayer de nous libérer. C'est en devenant plus lucides que nous découvrons les chemins que nous pouvons nous inventer et c'est en devenant plus puissants que nous pouvons suivre ces chemins. 


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